Pouvez-vous nous parler de la situation actuelle des Français et des Libanais dans le pays ?
Maxence Duault : Nous avons dû faire face à beaucoup de défis que nous sommes en train de surmonter. Le premier défi reste un défi moral dans le sens où les Français et les Libanais sont très impactés par ces évènements. Une sorte de fatigue s’est installée. Il faut bien comprendre que la crise au Liban ne date pas du 4 août. Le 4 août a mis un coup de projecteur sur la situation de Beyrouth avec une terrible tragédie, mais la situation de « déprime » de la communauté libanaise remonte en réalité à l’essoufflement progressif des espoirs suscités par la révolution du 17 octobre. En effet, après les premiers mois de révolution, il y a eu cette paralysie du pouvoir libanais, une crise de confiance envers le monde politique qui a bloqué le pays et généré une multiplicité de crises. Au-delà de la crise politique, il s’agit aussi d’une crise morale, de défiance envers les pouvoirs publics, qui a entraîné dans son sillage une crise économique, bancaire, financière avec aujourd’hui une situation terrible dans laquelle la valeur-même de la monnaie et des échanges est fluctuante, avec assez peu de visibilité sur l’avenir.
Or, quand on a peu de visibilité sur l’avenir, c’est difficile d’avoir espoir dans le renouveau du pays. Dans ce contexte, les Français présents au Liban ont fluctué entre les phases d’espoir et les moments de pessimisme ou de cynisme. Petit à petit s’est installé ainsi un cercle vicieux où chaque semaine, chaque mois, les mauvaises nouvelles prenaient le pas. De temps en temps, il y a eu des petits pics d’espoir, un nouveau gouvernement, des plans gouvernementaux. Mais ensuite, nous ressentions toujours ces limites, des blocages au niveau du système libanais. La situation est donc finalement beaucoup plus sur un modèle léthargique que sur un modèle qui avance vers des solutions. A l’issue de ce phénomène arrive la tragédie de l’explosion du 4 août. C’est encore un choc traumatique qui s’ajoute à tous les autres, avec, peut-être, dans les conséquences de ce choc, un petit peu d’espoir incarné par l’action française. Au Liban, il y a une certaine forme d’unanimité sur l’action française, qui est perçue comme très positive car elle apportait un espoir de sortie.
Nous avons accueilli à l’ESA une délégation de l’ambassadeur Pierre Duquesne qui représente La Cèdre, l’un des mécanismes d’aide au Liban qui réunit les bailleurs internationaux. L’appui international, y compris l’appui financier, est toujours présent ici, mais un certain nombre de réformes doivent toujours être faits dans le cadre du FMI, qui permettraient ensuite d’étendre l’aide internationale notamment à travers l’action de La Cèdre.
Quelles sont les aides pour les entreprises et les Français au Liban ?
M.D. : Aujourd’hui beaucoup de discussions sont en cours. Il existe des appuis ponctuels qui sont menés par les services économiques de l’ambassade, des soutiens, des supports face à une situation complexe. Mais l’aide française a d’abord identifié d’autres priorités. La scolarité, par exemple. Ici, beaucoup de collèges et de lycées francophones sont de très grande qualité et scolarisent des dizaines de milliers de collégiens et de lycéens. On dit parfois que le Liban, à lui seul, fait la taille d’une académie en France. C’est quelque chose d’important à soutenir. La première action française, qui a d’ailleurs été annoncée avant le 4 août par les pouvoirs publics français, a été une enveloppe au bénéfice des familles dont les enfants sont scolarisés dans ces établissements.
Ensuite, l’action française a été orientée en réponse aux évènements survenus à Beyrouth, donc vers l’aide humanitaire en général.
Quelles sont les problématiques pour les entreprises en ce moment ?
M.D. : Les entreprises sont parfois les oubliées de la situation. Pas seulement les entreprises françaises, toutes les entreprises libanaises. Les difficultés financières et bancaires sont très importantes. Particulièrement les questions de change et de monnaie puisque beaucoup d’entreprises travaillent à l’échelle régionale et internationale et ont besoin, à un moment où à un autre, de payer des matières premières ou des services à l’étranger. Au Liban, il y a une grande dépendance avec l’extérieur, ce qui est peut-être une erreur de modèle économique ou du moins quelque chose qui devrait évoluer.
Comme toutes la monnaie et toutes les banques sont bloquées, certaines entreprises libanaises, qui n’ont des revenus qu’en monnaie locale, doivent mettre en place des combines, parfois sur le marché noir, pour payer leurs fournisseurs internationaux. Le souci est que les taux de change sont très hauts et très variables. Néanmoins certains mécanismes ont été mis en place par la banque du Liban, à destination de secteurs de première nécessité. Cependant, ce n’est pas suffisant, quasiment la moitié des employés du secteur privé ont été au chômage.
Une solution d’aide internationale peut-elle être envisagée ?
M.D. : Le problème principal pour beaucoup d’entreprises, ce sont les blocages de transferts internationaux. Il pourrait y avoir des mécanismes de lignes de crédit internationales, des types de prêts relais. Mais, pour cela, il faudrait une certaine confiance dans la capacité de remboursement des entreprises libanaises. La seule façon de procéder serait un endettement dans les devises internationales, en attendant que l’entreprise puisse sortir son argent du Liban pour rembourser cette dette.
Il y a des entreprises ici qui, en réalité, fonctionnent bien malgré la situation actuelle et qui sont en train de collecter des montants financiers, mais elles ne peuvent pas les sortir. L’argent est bloqué sur des comptes en banque libanais. Ce qui complique la situation, c’est qu’on ne sait pas si cet argent bloqué, considéré comme « virtuel » par certains économistes, pourra faire l’objet de mécanismes correcteurs avant la réouverture des frontières bancaires, qui feront que tout, ou une partie, de cet argent disparaîtra peut-être.
Il est très difficile pour les entreprises de se projeter, et donc très difficile de calculer leurs capacités de remboursement. Par conséquent, les établissements évitent de leur prêter de l’argent. Aujourd’hui, nous avons besoin d’une stabilisation du modèle libanais sur de nouvelles bases pour pouvoir construire des réponses à plus grande échelle.
Beaucoup d’entreprises quittent-elles le Liban ?
M.D. : La tentation de partir est très forte. Au-delà des entreprises, ce sont d’abord les particuliers qui sont touchés. La moitié des employés du secteur privé sont au chômage technique puisque leurs entreprises ont fermé. Il n’y a pas le moindre mécanisme de chômage, on parle de taux de pauvreté qui touchent la moitié de la population.
Dans ce contexte, il est inévitable que beaucoup de personnes souhaitent quitter le Liban, même si, pour cela, il faut en avoir les moyens. L’explosion a été pour certains un déclencheur, ils se sont dit « il est temps de partir », tandis que d’autre décident de se battre pour le pays.
La problématique est la même au niveau des entreprises. A l’ESA, nous avons accompagné ces dernières années près de 80 start-ups. Il est vrai que nous ressentons que beaucoup d’entre elles ont dans l’idée d’aller s’établir à l’étranger, car elles n’ont plus au Liban l’écosystème qui leur permette d’enraciner leur activité.
Au niveau de la Chambre de commerce internationale (CCI), ou de l’ESA, quel a été l’impact de cette crise ?
M.D. : Au niveau de la CCI, le nombre d’entreprises a diminué, mais pas de manière significative. Il y a 140 membres qui font bloc pour essayer de restructurer le pays pour aller de l’avant. Il y a un fort dynamisme dans le secteur privé qui est là pour essayer de s’adapter, pour trouver des solutions. Mais ce dynamisme est mis en difficulté, encore une fois, par le manque de visibilité et l’impossibilité de se projeter. On ne sait pas quelles seront les règles du jeu, à horizon de quelques mois ou de quelques années. Il y a une réflexion dans le bureau de la CCI pour envisager de faire évoluer le rôle de la chambre, pour qu’il soit mieux adapté à la réalité du nouveau Liban et de ce qu’il deviendra. L’idée est d’être plus orienté vers de l’aide aux entreprises.
Au sein de l’ESA, il a fallu gérer un grand nombre de crises. Pourtant, cette rentrée a été la plus importante de l’histoire en termes de nombre d’étudiants. Ce phénomène s’explique par plusieurs aspects : par l’identité de l’école, cet établissement est le plus international du Liban ; et par le modèle historique qui consiste à faire intervenir les plus grands professeurs des plus grandes universités au monde sans quitter Beyrouth.
Il y a aussi une dimension d’aide aux Libanais. A l’ESA, nous considérons que nous avons une mission de formation, mais également une mission de service public au service de l’écosystème libanais. Le management moderne proposé par l’école se veut responsable, particulièrement dans la période actuelle. Nous avons ainsi pris des engagements en matière de tarif : nous avons triplé le nombre d’étudiants boursiers et nous acceptons la totalité des frais de scolarité dans la monnaie locale.
Si vous deviez faire passer un message, quel serait-il ?
M.D. : Cela dépendrait de mon interlocuteur. Si je m’exprime avec les pouvoirs publics libanais, évidemment, je leurs demanderais d’avancer sur les réformes, qui sont connues, pour en dénouer les complexités. Il y a un nouveau Liban à réinventer, et il y a beaucoup à faire avec les Libanais eux-mêmes. Je pense qu’il ne faut pas s’immiscer outre mesure, il faut être dans une posture d’appui, d’amitié, d’accompagnement, mais en même temps laisser une partie des Libanais trouver les solutions, car il y beaucoup de très belles ressources dans le pays.
Envers les pouvoirs publics français, je voudrais d’abord exprimer des remerciements, parce que je sais que la France fait beaucoup ici, elle mobilise beaucoup d’énergie. Je suis en outre confiant dans sa lecture de la situation, dans les mécanismes qui sont en train d’être réfléchis et discutés, à la fois au niveau des services diplomatiques et des différents ministères. Mon message serait de ne pas hésiter à s’appuyer sur le vivier, sur l’écosystème local. Il est présent et il est en soutien de l’action qui doit être mis en place. Faire confiance, même si ce n’est pas toujours dans les habitudes, à un secteur privé libanais qui a envie d’aider, qui a envie d’aller dans la bonne direction et qui peut être une ressource pour trouver les bonnes solutions.
L’implication de la France au Liban rassure-t-elle les entreprises ?
M.D. : Cela permet de stabiliser, de redonner de la confiance, un horizon. Mais la France ne pourra pas tout faire. Il y a quand même des inquiétudes. Nous sentons que c’est l’action de la dernière chance, alors il y a aussi ce sentiment du « il faut que ça réussisse ». Les Libanais ont besoin de trouver une solution, et l’action de la France et de la communauté internationale est une action qui doit rassembler toutes les énergies positives. Malheureusement si elle venait à échouer, c’est assez difficile d’imaginer ce qui se passerait derrière.
Quelle est, selon vous, le sentiment au sein de la communauté française ?
M.D. : Beaucoup se posent des questions dans la communauté française, en particulier d’un éventuel retour. Après, il y a différentes réponses à cette question. Ma position, comme celle de nombreux membres de la communauté française, est de penser que ma place est là, au Liban, au côté des Libanais.
Certains font le choix, notamment parmi les chefs d’entreprise, de faire partir leurs familles. Ils pensent que leur place est dans l’aide à la reconstruction, à la pérennisation de leurs entreprises. Ils ont beaucoup de bonne volonté. Néanmoins, ils sont inquiets, d’un point de vue morale, et ils pensent qu’il est préférable que leurs familles soient en France, ou globalement ailleurs qu’au Liban.
Que retenez-vous de cette période de crise ?
M.D. : Cela fait dix ans que je vis dans ce pays, c’est aussi ce qui me donne envie d’y rester. J’ai vécu en direct l’explosion, je n’ai pas arrêté depuis. D’habitude, je rentre l’été en France, cette année je suis resté. Il faut des forces vives qui soient prêtes à accompagner le pays. C’est une année extrêmement difficile pour l’ensemble de la communauté française et des Libanais de manière générale. En même temps, il ne faut pas oublier qu’il y a de fortes aspirations, des forces vives.
La reconstruction de Beyrouth, même si elle est difficile à organiser, a vu tout de suite énormément de bonne volonté. Derrière la crise, il y aussi beaucoup de très belles histoires à raconter, sur la solidarité et l’entraide au Liban. Nous avons parfois tendance à les oublier. Je crois fermement qu’il faut accompagner ce pays, qu’il en est de notre responsabilité, pour lui permettre de retrouver un avenir. Je pense que ce pays peut devenir un symbole, et que cela vaut la peine de se battre pour lui.